Hé bien, dansez maintenant!

Je suppose que c'est Martine qui m'a donné envie de danser... Le soir, juste avant le coucher, mes soeurs et moi nous pelotonnions contre maman qui nous lisait une histoire : je ne sais plus si Martine petit rat de l'opéra était mon livre préféré, mais je sais qu'il me faisait rêver. Moi aussi je voulais, comme la célébrissime petite héroïne, enfiler de jolis chaussons en cuir rose pâle, exécuter de parfaites arabesques, porter un tutu somptueux. 

Parce que ma mère avait toujours rêvé de faire de la danse sans jamais pouvoir en faire, parce que ma petite copine Elodie suivait un cours à quelques kilomètres, parce que ma frimousse malingre et ma coupe au bol me faisaient ressembler à un petit garçon, on m'inscrivit à un cours de danse classique. J'eus des chaussons, j'essayai de tenir des arabesques, je mis enfin un tutu. Ma maman vint applaudir mes spectacles, Elodie fut toujours devant ou derrière moi pour les exercices à la barre et mes cheveux poussèrent jusqu'à la moitié de mon dos si bien que les gens ne me confondirent plus jamais avec un garçon. Comme j'aimais, après une heure d'entraînement, retirer mes pieds endoloris des pointes et voir mes bas tachés de sang près des orteils! Comme j'aimais cette discipline qui nous interdisait de croiser les bras ou de s'asseoir durant un cours, ce protocole qui faisait se terminer chaque séance par une révérence en bonne et due forme, cette hiérarchie qui  rangeait consciencieusement les danseuses depuis leurs premiers entrechats jusqu'à leur pirouette la plus rodée. Je rêvais de devenir danseuse étoile à l'Opéra Garnier... Peine perdue : sélection naturelle oblige, mon gabarit plutôt petit et potelé ne me prédestinait pas à devenir une longue tige musculeuse.

Parce que j'entrai à l'université, parce que j'avais besoin de temps pour étudier, parce que ma copine Elodie arrêta de suivre les cours avec moi, j'arrêtai de danser. Alors je rangeai mes chaussons dans leur sac en coton rose, je n'enfilai plus jamais de tutu et j'oubliai que la danse avait été l'une de mes plus grandes passions. Car maintenant que j'y pense, il y avait une danseuse sur le gâteau de glace de ma communion ; j'avais un petit pendentif en or représentant un chausson de pointe ; j'avais acheté ce poster d'Yvette Chauviré à Paris ; à 8 ans, je dansais sur la musique de Coppelia toute seule dans le salon (je voulais même appeler ma fille comme ça... ) et mon Tonton, quand il ne m'emmenait pas voir un ballet à l'Opéra, m'enregistrait ceux qui passaient à la télé. J'avais des Barbies danseuses, des poupées danseuses, des tas de livres sur la danse et je me souviens avoir pleuré devant Le Parc et La Symphonie du hanneton.

Il y a quelques mois, j'ai repris la danse. J'avoue avoir douté, pendant ces derniers mois, de pouvoir encore danser correctement. Retenir des pas, les enchaîner convenablement en souriant, en faisait comme si cela ne nécessitait aucun effort de maintenir une jambe droite et tendue à un mètre du sol, de passer un temps incroyable à changer les places, varier les rythmes, étudier les déplacements... Non, vraiment, je n'étais pas certaine que la petite ballerine au fond de moi de fût pas tétraplégique depuis une décennie. Je n'étais pas non plus très sûre de savoir encore contrôler ces choses qui me tiennent lieu de membres ni même d'être prête à m'investir entièrement dans des chorégraphies qui me semblaient trop difficiles. Retenir un texte et jouer un personnage oui, tant que vous voulez. Mais danser...

Ce que j'avais oublié, c'est que la finalité de la danse, le but suprême, c'est le spectacle. On trime toute une année pour monter sur scène, ressentir cette excitation délicieuse en coulisse, recevoir les projecteurs en pleine face, sentir cette chaleur insupportable sous les costumes, les couches de mascara, de fond de teint, de paillettes et, devant les gens qu'on aime, danser. Je ne suis pas la meilleure danseuse du monde - loin de là : je fais des fautes, je me plante, j'oublie des pas, je suis la bécassine des planches... Mais quand je danse sur scène, la lumière dans les yeux, je n'ai plus peur de rien, je ne suis plus qu'un corps qui obéit, qui bouge sur huit temps, mon esprit se balade quelque part entre un métronome et le Walhalla.

En vérité, la danse n'est ni un sport, ni un passe-temps. C'est une colossale entreprise, la fusion de tous les Arts, des heures de répétitions pour 3 minutes de parfait abandon pendant lesquelles deux petites ailes de papillon pourraient bien nous pousser sur le dos. 

Comments

[maryse]

Merci à toutes les deux! Vos commentaires me touchent énormément :-)

[dgidgi]

Félicitations pour ce superbe texte plein de fraîcheur, d'enthousiasme et de tendresse! Moi aussi ce livre m'a fait rêvé... et bien plus tard, j'ai réalisé un peu de mon rêve mais pas longtemps car certaines personnes n'aiment pas se réjouir du bonheur simple des autres... En tous cas, petite danseuse, sache que tu es trop modeste car je t'ai vue danser samedi et je peux t'assurer que tu as le physique, le maintien, la grâce, le regard et le sourire d'une vraie danseuse étoile! J'espère te revoir sur la scène et avoir l'occasion de te lire encore très souvent car ce genre de texte, fin, vrai et plein de chaleur humaine nous enchante!

[Laura]

Très beau...je ne savais pas que tu dansais...décidément je suis encore plus jalouse de toi!! Une fille pleine de talents!...On a quelques points communs comme "Martine Petit rat de l'opéra" et moi aussi j'ai "essayé" la danse classique, mais j'étais plutôt potelée et pas très souple...Je n'ai jamais été très sportive et l'endurance malheureusement ce n'est pas trop mon truc. Par contre je suis allée voir en primaire les répétions de Coppelia :o)alors que les garçons (dont ton homme) allaient visiter le Standard (si je me souviens bien)! Voilà la boucle est bouclée,lol...J'ai encore les grandes photos qu'on nous avait offertes: celle de Coppelia et encore d'autres spectacles...